39. RENCONTRE SOUS LES LUNES
Les pas se rapprochent. Ils sont légers. Puis je ne les entends plus. Au jugé, j’estime la position de mon adversaire et je me tourne dans sa direction, mon ankh dardé, le doigt sur le bouton de tir.
C’est une femme. Je reconnais son parfum et sa silhouette avant même de discerner son visage, car elle se tient à contre-jour de la lumière des lunes. Je ramasse une luciole et l’élève pour l’éclairer. Sa toge est lacérée et elle semble vouloir se dissimuler.
Je déglutis. Chaque fois sa présence produit sur moi le même effet. Une drogue. Mon héroïne.
Elle me regarde et je vois ses prunelles. Son visage brille trop. Il y a comme une petite rivière étincelante qui coule sur sa joue jusqu’au menton. Elle renifle. Je l’éclairé mieux. À en croire l’état de sa toge, elle a reçu des coups. Des coups de fouet.
Elle saisit ma main et m’oblige à lâcher la luciole pour m’empêcher de la voir. Puis elle s’enfuit. Je m’élance derrière elle.
— Aphrodite, attends !
Elle court de plus belle. Je la poursuis.
Elle trébuche, se relève et repart.
— Aphrodite, attends !
Nous traversons des jardins, des allées bordées de figuiers et d’oliviers. À bout de souffle, j’arrive dans des rues étroites et tortueuses. Je ne suis jamais venu ici. Un vrai labyrinthe. Je la perds de vue, puis l’aperçois au loin. Je me précipite.
— Attends-moi.
À nouveau elle m’entraîne dans des ruelles. Décidément Olympie est plus grande et plus complexe que je le pensais. L’endroit rappelle le centre de Venise, « des rues pour se faire égorger », avais-je pensé à l’époque.
Je débouche alors dans un lieu qui ne mène qu’à un seul passage. Son nom : rue de l’Espoir. C’est une impasse. Au fond il n’y a que de vieilles caisses de bois. Je ne vois plus la déesse de l’Amour. Soudain un bruit, je me retourne. C’est elle. Me nargue-t-elle par jeu ? Elle déguerpit aussitôt vers un porche latéral.
— Attendez-moi, répété-je…
À sa suite, je pénètre dans une galerie aux allures de Louvre. Une inscription est gravée au fronton : MUSÉE DES APOCALYPSES. La salle est dans l’obscurité mais les vitres laissent filtrer la lumière bleue des trois lunes.
À l’intérieur, des photos sont accrochées aux murs. Sous les clichés, des légendes : « Terre 17 », « Terre 16 », « Terre 11 », etc. À n’en pas douter, ce sont des cartes postales des jeux d’Y des promotions précédentes. Elles représentent des images de destruction. Des villes en ruine parcourues par des bandes de voyous, des milices, ou des hordes de rats. Parfois des meutes d’hyènes ou de chiens. La végétation a par endroits repris ses droits, à d’autres, c’est la neige, ou le sable chaud, ou encore la mer.
Engloutie, gelée, séchée, rendue à son état sauvage… partout l’humanité représentée sur ces images est en échec total. Et à ce que j’en déduis, tout comme pour Terre 17, cet échec n’est imputable qu’aux humains. Comme tout cela est morbide… une exposition de tous les mondes que les dieux n’ont pu sauver.
Je ne peux m’empêcher de réfléchir tout en cherchant Aphrodite des yeux dans cette vaste salle. L’humanité est elle-même sa pire ennemie, le suicide collectif est sa voie naturelle. Si la déesse de l’Amour m’a conduit ici, c’est probablement pour que je pense à cela. Le suicide collectif est sa voie naturelle. Les dieux luttent pour empêcher un rocher rond de rouler au bas de la pente, tel Sisyphe, mais la chute est inéluctable.
Aphrodite est parvenue au fond de la salle, et elle s’immobilise.
Je m’avance la main tendue comme si je voulais apprivoiser un chat qui s’est enfui. Elle ne bouge pas, je ne distingue que le scintillement de ses yeux dans les ténèbres.
Je ne suis plus qu’à quelques mètres d’elle, redoutant qu’elle détale de nouveau.
— Michael…, dit-elle.
Elle recule, se cache un peu plus dans l’obscurité.
— Non, n’avance pas.
Je m’arrête.
— As-tu résolu l’énigme ? Il faut que tu trouves la solution. C’est très important pour moi.
Sa voix est rauque. J’ai l’impression qu’elle a longtemps pleuré et qu’il reste des sanglots dans sa gorge.
Elle répète avec conviction :
— « C’est mieux que Dieu, pire que le diable, les pauvres en ont, les riches en manquent. Et si on en mange, on meurt. »
— Vous ne pouvez pas rester comme ça. Venez dans ma villa. Je soignerai vos plaies.
Elle me serre plus fort.
— J’en ai vu d’autres, et nous les dieux, nous ne risquons pas grand-chose.
— Qui a fait ça ?
— … Parfois, il est un peu brutal.
— Votre mari ? Héphaïstos, n’est-ce pas ?
Elle secoue la tête.
— Ce n’est pas Héphaïstos, et celui qui s’est conduit ainsi avait de bonnes raisons de le faire, crois-moi. C’est ma faute. Je porte malchance aux hommes qui m’aiment.
J’essuie les larmes qui scintillent sur ses joues avec le bord de ma toge. Elle se force à sourire.
— Tu es étonnant, Michael. J’ai précipité un déluge sur ton peuple, et en retour, tu es le seul à ne pas me laisser tomber. Il faut que tu me fuies. Tu sais, je suis une mante religieuse. Je détruis ceux qui m’aiment. C’est plus fort que moi.
— Vous êtes formidable.
— Non. Ne sois pas aveugle. Je fais du mal, même sans le vouloir.
Mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, je constate que son dos est zébré de marques rouges. Sa peau délicate est entaillée en profondeur. Celui qui l’a frappée n’y est pas allé de main morte.
— Qui vous a fait ça ? répété-je.
— Je l’ai mérité, soupire-t-elle. Je sais, tu penses que personne n’a le droit de frapper une femme, mais dans mon cas, je l’ai bien cherché.
Elle me caresse le menton.
— Tu es si naïf, Michael, que tu en deviens touchant. Tu as dû être un mari formidable, sur Terre. J’en suis sûre.
Je me souviens soudain de ma dernière compagne de mortel : Rose, celle que j’ai suivie jusqu’au continent des morts.
— Sache que je fais partie de ces femmes qu’il te faut fuir pour ton bien, car je ne suis là que pour faire souffrir les hommes. Trouve-toi une autre Rose, ici. Tu le mérites.
— Il n’y a que vous qui m’intéressiez.
Je veux la reprendre dans mes bras mais elle se dérobe.
— Si tu tiens vraiment à m’aider, résous l’énigme. Sois « celui qu’on attend », « celui que j’attends ».
Une solution jaillit dans mon esprit.
— L’amour, dis-je.
— Quoi l’amour ?
— L’amour, c’est mieux que Dieu, et, à voir comment vos amants vous traitent, ça peut transformer les hommes en pire que le diable.
Elle me toise, attendrie. Elle avance dans les travées constellées de photos de mondes détruits.
— … « Et si on en mange, on en meurt » ? Non. Il ne faut pas sous-estimer cette énigme, elle est vraiment plus subtile que ça… Tiens, je vais te donner un indice qui traîne actuellement dans la cité. Il paraît que « la solution est insignifiante ».
Paradoxalement, plus il y a d’épreuves entre nous et plus elle m’attire.
D’épreuves ? Ce sont plus que des épreuves… Cette femme ne m’a causé que des problèmes. Pourtant je n’arrive pas à lui en vouloir. Je l’aime.
Par contre, Mata Hari qui m’a sauvé la vie et qui a toujours été aux petits soins pour moi m’agace.
Mon comportement me rappelle un extrait de l’Encyclopédie, faisant référence à une pièce d’Eugène Labiche.